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YVES HERSANT, Melancolies. De l’Antiquité au XX siècle, Édition établie par Yves Hersant, Robert Laffont, Paris 2005, pp. 972, Euro 29.

 

[ Di questa ricchissima e importante antologia, fresca di stampa, offriamo ai nostri lettori l’Introduction di Yves Hersant, che ha scelto, curato e commentato i testi "malinconici" presentati. L’autore è professore all’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales di Parigi, dove dirige il Centre d’Études sur l’Europe e dove insegna Histoire et critique de l’humanisme e Signes, formes, représentations. Intellettuale versatile, Hersant è un noto italianista, storico e studioso dello spazio culturale europeo, particolarmente attento al rapporto tra saperi ed arti figurative. La malinconia è sempre stata uno dei suoi temi privilegiati, accanto alle sue indagini sul Rinascimento europeo e soprattutto su alcuni autori italiani (come Marsilio Ficino e Giordano Bruno), che egli ha tradotto e introdotto in Francia. Ha tradotto anche importanti scrittori italiani, tra cui Calvino, ed ha pubblicato, di recente, La métaphore baroque (Seuil, Paris 2001). Lo ringraziamo per averci concesso in anteprima il testo della sua Introduction, della quale forniremo tra breve ai nostri lettori la traduzione italiana (M. G.) ]

 

 

 

 

INTRODUCTION

La mélancolie n’est plus ce qu’elle était. Chez les psychiatres, le vieux mot qui la désigne semble tombé en désuétude ; Esquirol, déjà, voulait l’abandonner aux moralistes et aux poètes, lui préférant " lypémanie " dans l’exercice de son métier. De nos jours, les Manuals of Mental Disorders, dits DSM, expulsent le terme de leurs tableaux nosographiques. C’est que, porteur d’une longue et complexe tradition autant qu’il est porté par elle, il s’est chargé au fil des siècles des significations les plus diverses ; en particulier, comme le note Freud qui pour sa part l’a conservé, il semble renvoyer tantôt à des affections somatiques, tantôt à des affections psychogènes, et d’une grande variété clinique. Maladie du corps pour les uns, de l’" âme " pour les autres, de leur " jointure " pour les plus lucides, la mélancolie est trop instable sémantiquement pour qu’on la considère comme un concept. Selon les locuteurs, elle nomme tour à tour un sentiment vague et rêveur, un malaise existentiel ou une folie des plus redoutables, dont l’issue est le suicide ; tantôt un tempérament, tantôt un état pré-morbide, tantôt une terrible "dépression anxieuse ", selon la définition de Kraepelin, " à laquelle se joignent en proportions fort variables des conceptions délirantes " (les plus fréquentes étant " des idées de culpabilité à teinte religieuse "). Devant un terme aussi polysémique, on comprend l’embarras des thérapeutes. Mais son rejet est lourd de conséquences : car dégradé en " dépression ", réduit à un type de psychose ou décliné en formes cliniques — anxieuse, stuporeuse, délirante…—, l’ancien malaise saturnien perd son unité constitutive.

Au lieu de rejeter son si beau nom, conservons à la mélancolie la multiplicité de ses dimensions. Préservons son unité sans méconnaître qu’elle est plurielle, et tâchons de rester sensibles à la richesse de l’ancien vocable. C’est ce qu’ont fait exemplairement, au cours des dernières décennies, quelques scrupuleux interprètes ( 1 ): en relisant les moralistes et les poètes au moins autant que les thérapeutes, et en montrant comment l’antique hante le moderne, ces auteurs font découvrir, chacun à sa manière particulière, l’emprise du malaise saturnien sur la vie intellectuelle européenne. Ils ne perdent pas de vue ses paradoxes, ni son ambivalence fondamentale : dans la mélancolie se noue une alliance — ou du moins peut-elle se nouer — entre asthénie et énergie, entre stupeur et puissance, entre inhibition et création, entre le bestial et le divin. Voilà bien le plus déroutant : entre le malade aboulique et prostré, sourd à son entourage, qui rumine des pensées de mort en ressassant qu’il n’est " rien ", et l’artiste ou le poète, le philosophe ou le savant considéré comme un génie, on ne peut tracer de frontière sûre. Que leur mal puisse être le même, sur des modes différents ou à divers degrés d’intensité, et qu’il se renverse en son contraire, tel est l’un des grands problèmes que nous a légués la tradition occidentale, et qui se condense mystérieusement dans une gravure d’Albrecht Dürer aujourd’hui reproduite ad nauseam. Comme l’acédie — son équivalent spirituel, en quelque sorte —, la mélancolie est dialectique; selon certains, n’en avoir jamais été atteint serait de tous les maux le plus grave. Ainsi apparaît-elle, pour citer cette fois Remo Guardini, comme trop ambivalente, et trop profondément enracinée dans l’existence humaine, pour qu’il soit permis de la laisser aux seuls psychiatres.

Diversité et permanence

La tristesse est monotone ; la mélancolie, protéiforme. Peut-être le lecteur s’étonnera-t-il des contradictions de son discours, de la multiplicité de ses registres, de ses apparentes incohérences, tant est prodigieuse la variété des manifestations mélancoliques : agressivité et repli sur soi, accablement et enthousiasme, culpabilité et désirs fous, lamento et dérision, idées fixes et folles chimères. C’est de mille manières qu’a pu se dire, de l’Ecclésiaste à Cioran, l’inconvénient d’être venu au monde ; c’est de mille manières que s’est exprimé, de Démocrite à Jean-Paul Sartre, le dégoût de l’existence. Mais la prolifération de ses symptômes, qui rend si difficile et incertain le classement nosographique ( 2 ), est en vérité une richesse ; elle compose pour une bonne part ce que nous appelons notre culture.

Religieuse ou érotique, douce ou amère, féconde ou stérile, c’est donc dans tous ses états (ou presque) que la protéiforme mélancolie apparaît dans ce recueil. Ce que chante Sappho, par exemple, c’est le mal d’amour ; elle est la première à en décrire les effets les plus physiques. Mais pour Michel-Ange beaucoup plus tard, dans un contexte tout différent, la mélancolie s’identifie à la souffrance du créateur ; l’artiste travaille " dans le sordide " et " hors du monde ", " au milieu des plus grandes fatigues et de mille soupçons " ; dans ses lettres et ses poèmes, Buonarotti se dit partagé entre l’horreur qu’inspire la mort, la peur de trahir ses idéaux et la cruelle certitude d’être un homme hors du commun (voire un Christ recrucifié : " Songe-t-on à combien de sang cela coûte? ", écrit-il sur une de ses œuvres, un crucifix offert à Vittoria Colonna). Autres encore sont les symptômes de la mélancolie dite romantique : dans un monde vide, que Dieu et autrui ont déserté, le René de Chateaubriand se découvre autre qu’il n’est. En totale dysharmonie avec lui-même et le cosmos, il se perçoit comme un rebut; dépossédé de soi, ou saisi par une force mauvaise, il vit sa vie comme un exil, comme un tragique séparation. Pas d’événement qui ne lui confirme l’inanité de toutes choses et la vanité de ses entreprises: ni les conquêtes de la raison, dont il connaît les limites, ni les pseudo-triomphes de l’homo faber, dont il sait la fragilité. Et il vit dans l’entre-deux, entre les anciens et les modernes, entre passé et présent, entre immobilité et errance, entre immensité et petitesse, entre l’ancien et le nouveau mondes ; cadavre animé, âme prisonnière d’un corps pourri, il se représente en mort-vivant. Cet entre-deux, au demeurant, est tout le contraire d’une moyenne : à la medietas et à la mediocritas des Anciens, comme au juste milieu des bourgeois, le mélancolique oppose la logique de l’extremitas; à la plate sagesse des gens rassis, il oppose une sagesse paradoxale, qui ne redoute ni la contradiction ni l’excès : " On jouit de ce qui n’est pas commun, même quand cette chose est un malheur ".

Mais le protéiforme n’est pas informe. De même que sur les tableaux et les gravures l’enfant de Saturne (ou aujourd’hui l’intellectuel, sur les photos des magazines) se reconnaît à sa posture, paume ouverte soutenant la tête, de même dans les discours mélancoliques se manifestent quelques formes répétitives : certains motifs, " relativement peu nombreux, mais fortement convergents, dénoncent l’empreinte, d’intensité très variable, d’un type mélancolique sur l’imaginaire du même nom". ( 3 ) Certains thèmes traversent les siècles : le noir et le pesant, l’automne et le " jamais plus ", le crépuscule et l’océan, le labyrinthe et le gouffre. Des métaphores se réitèrent — qui ne sont, du reste, des métaphores qu’à des yeux non mélancoliques : l’épine dans la chair, le corps de verre, l’enfer et la chute, l’hémorragie et le trou…

Mêmes récurrences dans les discours théoriques : les auteurs vont se répétant, parfois peut-être à leur insu, et même quand ils innovent scientifiquement. Ainsi les premiers psychiatres reprennent-ils les anecdotes des Renaissants, qui reprennent les médecins arabes, lesquels transmettent des récits grecs ; on relève partout des invariants. Gladys Swain le note fort bien: même s’il ne reste pas " grand’chose de vivant du véritable système du monde dont la mélancolie fut le centre de gravité à son âge d’or dans la culture européenne ", et même si " toute la compréhension moderne du trouble mélancolique […] s’est forgée expressément en rupture " avec la cosmologie, la physiologie et l’anthropologie de la Renaissance, l’articulation fondamentale demeure intacte. " Comme si la chair s’était défaite en laissant le squelette" ( 4 ) : jusque dans ses transformations, la mélancolie semble rester stable. En témoignent la prégnance si étonnante, longtemps après l’abandon de l’humorisme, du modèle atrabilaire dont la neuropsychiatrie porte des traces, ou la résurgence au XIXe siècle, chez Falret et Baillarger, de la bipolarité qu’Aristote attribuait à l’atrabile. En témoigne aussi et plus encore la persistance des traitements thérapeutiques, dont un inventaire impressionnant peut se lire chez Robert Burton. Si les procédés diaboliques sont à exclure, observe l’auteur avec prudence, Dieu admet nombre de moyens d’assurer la guérison : " moyens fondés sur les pierres, les simples, les plantes, les métaux, etc., ainsi que toute chose semblable préparée à notre usage par la science et l’industrie de nos médecins". ( 5 ) Tels les électuaires lénifiants, les purgatifs et révulsifs qui expulsent l’humeur viciée , les confortatifs qui rendent au corps son dynamisme. Sont également recommandés les bains d’eau claire, les douces musiques, les exercices réglés du corps et de l’esprit, les promenades à la campagne. Et une diète stricte, bien entendu, à base de nourriture " humide, facile à digérer, ne provoquant pas de vents, ni frite ni rôtie mais bouillie " ; viandes jeunes, vins blancs, fruits frais, poissons qui n’aient pas le goût de vase… Tous ces conseils obéissent à une logique ; comme le souligne Jean Starobinski dans une étude citée plus loin (p. xxx), " la mise en œuvre des évacuatifs, des délayants et des roboratifs obligeait le patient à "somatiser" sa représentation de la maladie, et à mimer avec son corps le processus de la "catharsis" et de la reconstruction psychique. La méthode devait compter sans doute quelques succès pour se transmettre si régulièrement d’une génération à l’autre. "

En somme : diversité des mélancolies, mais persistance de la mélancolie, jusque chez ceux qui la combattent. C’est qu’elle concerne tout le monde, non moins le " normal " que le fou et non moins le fou que le génie ; elle peut affecter tout le champ social. C’est aussi qu’à chaque époque, quelles que soient les théories qui s’efforcent d’en rendre compte, elle nous renvoie à nos énigmes. Énigme de notre finitude ; énigmes de la mort et du langage ; énigme du rapport de l’âme au corps, selon le vocabulaire dualiste, ou de l’esprit à la matière. Naïvement ou savamment affrontées, ces énigmes exposent au mal de vivre ; mais sans ce mal, peut-on vivre bien ?

Une longue histoire

Si la réponse incombe aux philosophes, il revient d’abord aux historiens d’éclairer une telle question. Car une étroite connivence unit l’histoire à l’expérience mélancolique ; sans la perspective qu’ouvre celle-là, celle-ci demeure mal comprise. De fait, il y a toujours quelque chose d’antique dans la mélancolie contemporaine: un passé-présent, une répétition de l’inaugural. Individuelle ou collective, elle se révèle diachroniquement ; il est impossible de la saisir sans remonter aux origines.

Ces origines sont médicales, plus précisément hippocratiques. Trop bref rappel : c’est dans une formule des plus concises (et dans quelques autres textes fondateurs reproduits dans ce volume) que la mélancolie a pris naissance. Le médecin grec la définit comme une crainte et une tristesse liées à une particulière humeur du corps ; humeur elle-même nommée " mélancolie ", autrement dit bile noire ou atrabile. Ainsi esquissé, le schéma s’enrichit progressivement, non sans vives contestations ;  on note que le malade délire sans fièvre, qu’il se fixe sur un objet fantasmatique ; au IIe siècle, Galien précise la théorie, qui orientera durablement la médecine occidentale. Avec le christianisme s’introduisent l’idée de faute, sur quoi la Réforme insistera, et le sentiment de vide existentiel. Au Moyen Âge et à la Renaissance, chez certains auteurs du moins, la doctrine médicale rencontre la théorie astrologique ; car Saturne, comme la bile noire, est porteur d’une dialectique (" de par sa qualité d’astre lourd, froid et sec, il produit des hommes entièrement tournés vers les choses matérielles, aptes seulement aux durs travaux de la terre ; mais à l’inverse, de par sa position d’astre le plus élevé, il produit les religiosi contemplativi, entièrement tournés vers les choses de l’esprit, détachés de toute forme de vie terrestre"). ( 6 ) 

L’histoire s’accélère ensuite : de vieux débats sont relancés sur l’hypocondrie et la manie ; l’humorisme cède la place à des théories plus " scientifiques ". La mélancolie chez les modernes devient un désordre de l’intelligence, ou une excitation des fibres nerveuses, ou depuis Freud une aventure du narcissisme et un deuil non surmonté.

Le plus étonnant, dans ce parcours, est la longévité du modèle antique : c’est jusqu’au XVIIIe siècle qu’a survécu, avec des infléchissements et des variantes, la doctrine de l’humorisme. On la résumait ainsi au Moyen Âge : " Il y a quatre humeurs en l'homme, qui imitent les divers éléments; elles augmentent en des saisons diverses, règnent sur des âges divers. Le sang imite l'air, augmente au printemps, règne dans l'enfance. La bile jaune imite le feu, augmente en été, règne dans l'adolescence. La mélancolie ou bile noire imite la terre, augmente en automne, règne dans la maturité. Le flegme imite l'eau, augmente en hiver, règne dans la vieillesse. Quand elles n'abondent ni plus ni moins que la juste mesure, l'homme est en pleine vigueur. " En médecine, ces quatre substances — couplées de surcroît avec les qualités universelles du froid et du sec, du chaud et de l'humide — organisent tout le savoir, en même temps que la rêverie. Mais dans le quatuor, c’est l’atrabile qui a le statut le plus remarquable. Noire, l’humeur mélancolique l'est déjà par sa nature, qui l'apparente à un goudron; et elle peut l'être plus encore, selon les théories de la digestion, si elle est recuite dans le foie. Cette mélancolie dite " aduste ", ( 7 ) élevée au carré par l'adustion (ou résultant d’autres humeurs elles-mêmes brûlées), rend les hommes " plus sombres, plus taciturnes et plus intelligents ".

Billevesées, simples fantaisies de médecins peu observateurs ? L’histoire nous enseigne que non, et que l’évolution des théories n’a pas ôté toute pertinence au modèle de nos aïeux. Leur bile noire imaginaire garde une valeur métaphorique. Elle offrait aussi trois avantages : interroger de l’intérieur les désordres de l’esprit, questionner obstinément le rapport de l’homme à son corps, attribuer à une même cause ce que l’humain a de pire et de meilleur. La Renaissance l’avait compris : en cet " âge d’or ", l’antique doctrine de l’atrabile se combine tout à la fois avec un thème platonicien, celui de la folie poétique, et avec l’idée d’Aristote selon laquelle le mélancolique et le génie ont en partage une même nature. Question célèbre : " Pour quelle raison, lit-on dans les Problemata (XXX, 1), tous ceux qui ont été des hommes d’exception, en ce qui regarde la philosophie, la science de l’État, la poésie ou les arts, sont-ils manifestement mélancoliques, et certains au point même d’être saisis par des maux dont la bile noire est l’origine? " Dans la perspective qu’ouvre Aristote, le déséquilibre induit par l’atrabile devient le déséquilibre par excellence ; tantôt il conduit l’homme à l’hébétude, tantôt aux plus nobles activités et aux travaux exceptionnels. Élevée au rang de force intellectuelle par de nombreux Renaissants (en particulier Marsile Ficin, cité ici dans une traduction inédite), la mélancolie se voit dotée d’un privilège exorbitant : en dépit de ses dangers, ou grâce à eux précisément, elle permet de mieux voir le monde et ouvre même l’accès à Dieu. L’un des intérêts de cette théorie, " dépassée " tant qu’on voudra, est de rendre compte des activités dites créatrices: soumettant l’âme aux lois du vivant, mettant en étroit rapport un substrat naturel et une énergie culturelle, un donné physiologique et une activité de l’esprit, elle intègre pleinement le corps dans tout procès artistique. Elle fait de l’état mélancolique bien autre chose qu’une maladie: le malaise naît en même temps que la culture, lorsque l’homme se découvre double. Non pas un, mais duel, et portant de l’autre en soi. Son excellence, sa créativité artistique en particulier, il la doit à une altération qui le travaille au plus intime ; s’il est violent ou inconstant, c’est parce qu’est violente et inconstante une humeur qui l’incite à devenir autre. Elle le fait spéculer sur les possibles, sur leurs diverses combinaisons; elle excite ses " fantasmes ", déchaîne des images intérieures, suscite une foule de visions. Le mélancolique est l’homme des rêves et rêveries, des fictions et des chimères; de l’allégorie aussi, qui produit des êtres autres.

Notre histoire médicale, comme on le voit sur cet exemple, débouche sur l’histoire culturelle ; et celle-ci, inversement, ne peut se passer de celle-là. De l’une et de l’autre, la présente anthologie ne peut donner qu’une faible idée — mais c’est une idée directrice : sans perspective historique large, la bimillénaire mélancolie se réduit à peu de chose. Elle n’est plus que " dépression ", et l’on s’interdit de comprendre que sa noirceur soit éclairante. Aujourd’hui, pour leur malheur et le nôtre, les adeptes de la " fin de l’Histoire " — qui, n’imaginant pas l’avenir et se coupant du passé, réduisent le temps à un présent étale — sont moins mélancoliques que dépressifs.

Le travail mélancolique

Seconde idée directrice : si un historique est nécessaire, il demeure insuffisant, car l’historien " oublie la plainte " ; même sensible à la souffrance, il n’en interroge guère le sens. De la masse des faits, il dégage certes la structure intelligible, les articulations majeures, les ruptures significatives ; il comprend la mélancolie, mais manque l’expérience mélancolique. Irréductible à l’histoire, lors même qu’elle le structure, le malaise saturnien échappe toujours à qui n’écoute pas le sujet souffrant, ou reste sourd à sa question. Et sa question est redoutable : la souffrance a-t-elle un sens ?

Elle en prend un, dans nombre des textes que l’on va lire ; ce sont des plaintes d’écrivains privilégiés. Pour eux, la plainte ne signifie pas seulement qu’on souffre, mais que la souffrance est signifiante. Objectera-t-on que ces élus ne sont peut-être pas mélancoliques, au sens où le sont les " vrais  malades " ? Les tourments dont ils nous parlent, dès lors qu’une poétique les prend en charge, ou dès qu’ils nourrissent une réflexion, gardent-ils quelque rapport avec ceux des misérables — condamnés au ressassement ou enfermés dans le mutisme — que décrivent les cliniciens ? Réponse possible : dans les représentations que donnent d’elle ses plus éminents représentants, la mélancolie se re-présente ; c’est chez les poètes et les artistes que son histoire se lit le mieux, faite de continuité et de ruptures. Aux producteurs d’images, aux créateurs de métaphores de dire comment, de l’Antiquité à l’âge moderne, la mélancolie se réinvente sans pourtant changer de nom.

Chez ces écrivains et ces artistes, la mélancolie se dépasse elle-même ; en s'écrivant, en se peignant, en s'arrachant à l’" asymbolie ", elle se transcende ou se sublime. Comme si, dans l’affliction poussée à un certain degré, se déployait une énergie qui incite à l’œuvre d’art. On retrouve ici l’idée ancienne, que Rilke exprime à sa manière: "Même la douleur qui se lamente, purement, à la forme consent" (Élégie IX), ou encore: "Un monde naquit de la plainte, un monde où tout fut recréé". Les mots peuvent l’emporter sur le vécu ; de l’impossibilité de vivre, on passe alors à la possibilité d’en parler.

En d’autres termes: s’il y a un " travail du deuil ", bien plus fécond est le travail mélancolique. Sur cette remarque, le mien s'achève.

 

NOTE

(1) Notamment Panofsky et ses collaborateurs, puis Jean Starobinski et Jackie Pigeaud, envers qui j’ai plaisir à dire ma dette; voir la bibliographie en fin de volume.

(2) En témoigne l’article " Mélancolie " de Marie-Claude Lambotte dans le Vocabulaire européen des philosophies, sous la dir. de Barbara Cassin, Paris, Le Seuil-Dictionnaires Le Robert, 2004, p. 758-765.

(3) Pierre Dufour, " Vers une herméneutique cognitive des imaginaires mélancoliques ", dans Anna Dolfi (éd.), Malinconia, malattia malinconica e letteratura moderna, Rome, Bulzoni, 1991, p. 73. C’est l’auteur qui souligne.

(4) Gladys Swain, " Permanence et transformations de la mélancolie ", dans Dialogue avec l’insensé, Paris, Gallimard, 1994, p. 171.

(5) Robert Burton, Anatomie de la mélancolie, trad. par Bernard Hoepffner, Paris, José Corti,2000, vol. II, p. 743.

(6) Erwin Panofsky et Fritz Saxl, cités par Walter Benjamin, Origine du drame baroque allemand, trad. par Sibylle Muller, Paris, Flammarion, 1985, p.161.

(7) Selon les médecins de l'époque, les aliments sont cuits deux fois. Une première coction produit le chyle dans l'estomac; après filtrage,une seconde cuisson dans le foie produit le chyme, qui se compose des quatre humeurs. Ambroise Paré compare ce processus à une fermentation: dans le vin nouveau, " on peut trouver quatre corps differens: car il y a la fleur qui est au dessus, la lye qui est au fond, la verdeur ou aquosité, et la bonne liqueur, douce et aimable ". Ainsi , dans la masse du chyme, trouve-t-on la bile jaune, comparable à la fleur; l' atrabile ou mélancolie, comparable à la lie; le flegme ou pituite, comparable à l'aquosité; le sang, assimilé à la bonne liqueur. Ces théories médicales ont de nombreuses répercussions, notamment théologiques.

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